
Desquels passages de peur que d’une part quelqu’un n’abuse pour flétrir la justice de Dieu, ou pour le faire auteur de péché, ou pour excuser les libertins et profanes, comme si Dieu les avait contraints de mal faire; de peur aussi que d’autre part nous ne dérogions à la providence de Dieu, estimant que les méchancetés que les hommes commettent adviennent sans sa providence ; les théologiens amènent des doctrines et distinctions qui se réduisent aux seize propositions qui s’ensuivent.
1. L’Ecriture Sainte nous parle de deux sortes de volontés en Dieu : l’une, qui est le commandement de Dieu; l’autre, qui est le décret de sa providence. La première est une règle de sa justice qui nous est notifiée ; la deuxième est un arrêt de son conseil caché. La première règle nos pensées, paroles et actions ; la deuxième dispose les événements de tout ce qui arrive au monde. Nous ne sommes obligés qu’à obéir à la volonté de Dieu qui est sa loi, sans nous enquérir de son décret caché et des arrêts de sa providence (Dt.XXIX,19). Le fils qui prie Dieu pour la guérison de son père malade, fait une œuvre agréable à Dieu , et selon son commandement, encore que cette prière soit contraire au décret de Dieu et à son conseil, par lequel il a décrété que le père malade meure de cette maladie. Les méchants ne sont point excusables pour avoir, en exécutant le mal, servi au décret de Dieu caché, lequel les diables mêmes exécutent ; car nous serons jugés non point selon que nous aurons servi au décret de Dieu, mais selon que nous aurons obéi à son commandement.
2. A proprement parler, le seul décret de Dieu , qui est un arrêt de sa providence, est la volonté de Dieu. Quant à ses commandements, ils sont plutôt une règle de justice et une déclaration de ce que Dieu approuve, et de ce que l’homme doit, qu’une volonté arrêtée.
3. Quand nous disons que les arrêts du conseil de Dieu nous sont cachés , il faut excepter ceux que Dieu a mis en évidence par l’exécution et accomplissement. Item ceux qui nous sont notifiés en la parole de Dieu, encore qu’ils ne soient encore accomplis, comme sont les arrêts du conseil de Dieu, touchant la destruction de l’Antechrist et la résurrection, et le jugement à venir.
4. Il y a deux sortes de mal : l’un est le mal de coulpe, l’autre est le mal de peine. Le premier mal vient de l’homme, le second vient de Dieu, lequel punit les péchés des hommes ; toutefois le mal de coulpe sert souvent de peine quand Dieu en sa colère retire de quelqu’un sa grâce et son assistance, parce qu’il en abuse par ingratitude. Et alors cette bride et ce retien étant rompu, les hommes s’abandonnent aux vices qui les traînent en perdition ; alors le mal de coulpe qui sert de peine ne vient point de Dieu, en tant qu’il est mal de coulpe ou en tant qu’il est péché, mais seulement Dieu le fait servir de peine.
5. Dieu permet le péché ; car si Dieu eût voulu empêcher l’homme de pécher, il était assez puissant pour ce faire. Comme dit saint Paul (Rom. I X) : « Qui est -ce qui peut résister à sa volonté ? » Cette permission n’est point une permission forcée, mais volontaire ; nul ne l’a contraint de permettre que le péché entrât au monde. Il a donc voulu permettre le mal. Or, Dieu ne veut rien qui ne soit bon. Il était donc bon que Dieu permit le ma!, pour les causes qu’il sait mieux que nous. Dont ce qui nous en parait est, que par ce moyen Dieu est beaucoup plus glorifié; car, s’il n’y avait point de péché au monde, on ne reconnaitrait point la justice de Dieu à punir, ni sa miséricorde à pardonner; et son amour infini au mystère de l’incarnation de son Fils n’eût point été connu. Non pas que Dieu ait be soin du péché de l’homme pour maintenir sa gloire et sa béatitude ; mais je dis que Dieu, s’étant proposé de rendre l’homme parfaitement heureux par cette permission du péché, s’est ouvert le chemin pour mener l’homme à cette perfection ; car si l’homme n’eut pas su ce que c’est que mal et que péché, il n’eût pu parvenir à une parfaite connaissance de la bonté et justice de Dieu . Or, la dernière fin pour laquelle toutes choses sont faites, est afin que Dieu soit glorifié. Joint que l’Ecriture nous enseignant que Dieu punit un péché par d’autres péchés, si Dieu seulement permettait cette punition sans la vouloir aucunement, ce serait point une punition de juge, lequel ne punit jamais en permettant que le coupable soit puni, mais en l’ordonnant. Voyez, de cette punition d’un péché par un autre péché, saint Augustin au cinquième livre contre Julien, chap.III.
6. Il n’y a que Dieu qui, permettant le mal, le puisse tourner en bien. Quant aux hommes, ils ne doivent per mettre le péché, ni le faire sous espérance qu’un bien en réussira. Le pape, qui permet à Rome les bordeaux pour éviter les sodomies , comme disent ceux qui l’excusent, ne remédie pas à ce mal ; car les sodomies ne laissent d’y être communes. Joint que les actions de Dieu ne sont pas règle de notre vie, mais ses commandements.
7. La permission par laquelle Dieu permet que les méchants pèchent, n’est point une permission oisive, mais qui tient la bride aux méchants, afin qu’ils ne puissent passer les limites de la providence de Dieu ou nuire à ceux que Dieu veut bénir et conserver; car encore que la volonté de l’homme se soit corrompue, si est-ce que Dieu n’a pas perdu son empire par lequel il conduit toutes choses et tient assujetties les volontés des hommes, même de ceux qui résistent à sa volonté connue, qui est son commandement.
8. Il y a en l’âme de l’homme deux facultés principales : l’entendement et la volonté ; l’une par laquelle l’homme connait, l’autre par laquelle il se meut ; l’une par laquelle nous sommes savants ou ignorants, l’autre par laquelle nous sommes bons ou mauvais ; ce qu’est en l’entendement affirmer ou nier, cela en la volonté est désirer ou fuir. Dieu ne plante jamais les mauvais désirs de la volonté de l’homme et ne l’incite jamais à mal faire, mais bien aveugle-t-il quelquefois son entendement en sa colère ; car comme un maitre fait bien de souffler la chandelle à un écolier quand il voit qu’il l’emploie à passer les nuits en débauches ou à lire des méchants livres, ainsi Dieu ôte la lumière de sa connaissance à ceux qui en abusent par ingratitude, comme dit saint Jean, chap.XII, vers.20 : «Il a aveuglé leurs yeux et endurci leur cœur, etc . Or, comme il peut advenir à cet écolier que, demeurant sans clarté, il vienne à se heurter et à se blesser, sans que son maître le pousse ; ainsi, après que Dieu a aveuglé l’entendement de quelqu’un, il advient qu’il se précipite en des vices el s’abandonne à mal sans que Dieu l’y pousse. Ainsi se doit entendre ce que Dieu dit au Psaume LXXXI, vers.13 : « Je les ai abandonnés à la dureté de leur cœur, et ils ont cheminé selon leurs conseils » (voyez Ac.XIV,16; et Rm.I, 25 et 26). Se peut aussi dire que Dieu endurcit les cœurs des méchants en leur proposant des moyens salutaires et propres à salut, comme la Parole et ses sacrements, et ne leur donnant point la vertu et sa grace de s’en bien servir, dont advient qu’ils empirent d’eux-mêmes, Dieu punissant ainsi leur perversité. Cet endurcissement de cœur qui s’ensuit, par accident de l’aveuglement de l’entendement, est la raison pour laquelle l’Ecriture dit que Dieu endurcit le cœur des méchants. Et néanmoins pour montrer que la source de cet endurcissement vient de l’homme, l’Ecriture ne dit pas seulement que Dieu a endurci le cour de Pharaon, mais aussi que Pharaon a endurci ou aggravé son cœur (Ex. V III, 13). Mais de ceux que Dieu endurcit, il y en a deux sortes, comme aussi il y a deux sortes d’endurcissement; car outre cet endurcissement qui est commun à tous les réprouvés qui ont abusé de la connaissance de Dieu, il y a quelques personnes plus méchantes que l’ordinaire, lesquelles Dieu livre à Satan par un jugement particulier et une façon extraordinaire, comme Pharaon, Saül, Judas.
9. Tout ainsi que le soleil n’est point cause des ténèbres (car de sa nature il ne produit que la lumière) encore que les ténèbres succèdent nécessairement quand il s’est retiré; ainsi Dieu n’est point cause de péché, car de sa nature il est la justice même, encore que le péché et le dérèglement des affections s’ensuivent nécessairement quand il a retiré sa grâce. Quelques-uns disent que le soleil se retirant est cause des ténèbres, non pas cause efficiente, mais défaillante ; mais ces termes sont durs et ne se doivent accommoder à Dieu ; joint que par cette distinction une chose qui n’est plus du tout (comme une lumière éteinte) pourrait être appelée cause défaillante. Or, ce qui n’est plus ne peut être cause en aucune façon ; mais bien son absence peut bien être cause de la vérité de quelque affirmation.
10. Encore que les méchants agissent volontairement sans que Dieu soit cause de leur péché, si est-ce que les événements qui en arrivent sont adressés par sa providence ; car comme l’eau d’une fontaine, de sa nature, est encline à couler en bas, et cependant l’industrie de l’homme la dérive et lui taille un canal pour la faire couler où il vent, ainsi les méchants sont enclins à mal d’eux-mêmes, et Dieu ne les incite point à mal faire ; mais il adresse leur mauvaise volonté à exécuter ceci plutôt que cela par son jugement secret, pour punir ceux qu’il veut, et pour exécuter et éprouver ses enfants. Le Sage, au chap. XXI des Proverbes, se sert de cette similitude : « Le cœur, dit-il, du roi est en la main de l’Eternel, comme le décours des eaux, et il l’encline à tout ce qu’il veut.»
11. Dieu lâche la bride à Satan et aux méchants pour exécuter leurs méchantes intentions, lesquelles viennent d’eux-mêmes et non de Dieu ; mais néanmoins tout ce qu’ils feront servira au conseil de Dieu ; et comme dit saint Pierre : « Ils feront les choses que la main et le conseil de » Dieu avait auparavant déterminées » (Ac V). Ni plus ni moins que les sangsues appliquées ne tendent à autre chose qu’à se soûler de sang, mais le but du médecin qui les applique est la guérison du patient. Ainsi les méchants dont Dieu se sert pour éprouver ou châtier ses enfants, n’ont autre but que de souler leur appétit désordonné ; mais Dieu se servant d’eux vise au salut et instruction de ses enfants (voyez Es X , 6 et 7). Cependant Dieu se sert des méchants en telle sorte qu’il ne contraint point leurs volontés, et ne leur ôte point la liberté de leur arbitre, lequel chez les méchants est très-libre à mal faire.
12. Comme Dieu est nécessairement bon, et néanmoins très librement et sans contrainte, aussi le diable et ceux qu’il gouverne absolument sont nécessairement mauvais, et néanmoins ils font mal sans contrainte et avec pleine liberté. La nécessité ne répugne point à la liberté, mais la contrainte; la nécessité est d’autant plus forte quand elle est volontaire ; que si i’homme était porté au mal par une nécessité forcée et non volontaire, Dieu serait injuste de le punir.
13. Il faut soigneusement distinguer l’action d’avec la dépravation ou imperfection qui en est l’action. Autre chose est marcher, autre chose est clocher en marchant; l’âme qui meut un boiteux le fait marcher, mais ne le fait pas clocher ; ce qui est naturel, à savoir le marcher vient de l’âme ; ce qui est vicieux est accidentel, et vient d’ailleurs. Ainsi autre chose est l’action en laquelle on pèche, autre chose le défaut et dépravation en l’action. Il y a bien de la différence entre le mouvement naturel du meurtrier à tuer, et entre le vice ou répugnance à la loi de Dieu, qui est en cette action. Ce qui est naturel en cette action vient de Dieu : « Car par lui nous avons vie, mouvement et être » (Ac XVII) ; et ne pourrions nous remuer seulement sans son assistance. Ce qui est vicieux vient de l’homme, et non de Dieu. Cela n’empêche point qu’il n’y ait des actions entièrement mauvaises, même en tant qu’actions. Comme sont les actions que Dieu a formellement défendues, et qui ne peuvent être bonnes en aucune façon. Ainsi quand Adam mangea du fruit défendu, le péché ne consistait point seulement en ce qu’il en mangeait indûment et autrement qu’il ne fallait, mais simplement en ce qu’il en mangeait ; car non seulement le mal en l’action, mais l’action même était défendue ; et il y a des actions énormes et dénaturées, comme la sodomie et la haine de Dieu, lesquelles tournées de tout sens sont toujours mauvaises actions et abominables.
14. Il faut soigneusement distinguer ces trois choses, la volonté de pécber, et l’exécution de cette volonté, et les événements qui ensuivent cette exécution. Pour exemple, en la vente de Joseph, la trahison et cruauté était au cœur de ses frères, et venait d’eux et non de Dieu. L’exécution, qui est la vente de Joseph, se faisait aussi par eux, mais était conduite par la providence de Dieu ; les événements qui s’en sont ensuivis, comme l’exaltation de Joseph, et la conservation du peuple d’Israël, sont purement et simplement effets de la providence de Dieu . En cela il n’y a rien de si aisé que de calomnier, interprétant ce que quelqu’un de nous aura dit de l’exécution, ou des événements après l’exécution, comme s’il entendait parler de la volonté de pécher.
15. Comme dans les œuvres naturelles Dieu soutient et meut toutes créatures non seulement par une vertu générale, mais aussi par son assistance particulière ; aussi faut-il dire qu’à mouvoir les volontés des hommes au bien, et à adresser les volontés des méchants au but que Dieu s’est proposé, Dieu préside et assiste non seulement par son aide générale, mais aussi par sa providence particulière ; vu qu’il apparait que les effets qui s’en ensuivent, comme la mort de Jésus-Christ, avenue par la méchanceté des Juifs, et la conservation du peuple de Dieu par la vente de Joseph, sont choses manifestement conduites par la spéciale providence de Dieu.
16. Quand Dieu lâche la bride à Satan pour tenter l’homme, il peut bien le solliciter ou lui présenter les objets pour l’attirer ; ou par quelque altération des humeurs du corps émouvoir la fantaisie ; mais il n’a point de puissance sur la volonté de l’homme, pour le contraindre à pécher ; autrement Dieu serait injuste de punir l’homme, et toute la faute résiderait au diable.
Pierre Dumoulin, Le Bouclier de la Foi, ou Défense de la Confession de Foi des Eglises Réformées du Royaume de France contre les objections du Sieur Arnoux, Jésuite, pp. 101-108